En ce jour de Saint-Valentin, quelques mots de ce qui est pour moi la plus grande œuvre écrite sur l'amour:
« Solennels parmi les couples sans amour, ils dansaient, d'eux seuls
préoccupés, goûtaient l'un à l'autre, soigneux, profonds, perdus.
Béate
d'être tenue et guidée, elle ignorait le monde, écoutait le bonheur dans
ses veines, parfois s'admirant dans les hautes glaces des murs,
élégante, émouvante, exceptionnelle, femme aimée, parfois reculant la
tête pour mieux le voir qui lui murmurait des merveilles point toujours
comprises, car elle le regardait trop, mais toujours de toute son âme
approuvées, qui lui murmurait qu'ils étaient amoureux, et elle avait
alors un impalpable rire tremblé, voilà, oui, c'était cela, amoureux, et
il lui murmurait qu'il se mourait de baiser et bénir les longs cils
recourbés, mais non pas ici, plus tard, lorsqu'ils seraient seuls, et
alors elle murmurait qu'ils avaient toute la vie, et soudain elle avait
peur de lui avoir déplu, trop sûre d'elle, mais non, ô bonheur, il lui
souriait et contre lui la gardait et murmurait que tous les soirs, oui,
tous les soirs ils se verraient. »
Albert Cohen, Belle du Seigneur, 1968
Dans
ma solitude, je me chante la berceuse douce, si douce, que ma mère me
chantait, ma mère sur qui la mort a posé ses doigts de glace et je me
dis, avec dans la gorge un sanglot sec qui ne veut pas sortir, je me dis
que ses petites mains ne sont plus chaudes et que jamais plus je ne les
porterai douces à mon front. Plus jamais je ne connaîtrai ses
maladroits baisers à peine posés. Plus jamais, glas des endeuillés,
chant des morts que nous avons aimés. Je ne la reverrai plus jamais et
jamais je ne pourrai effacer mes indifférences ou mes colères.
Je fus méchant avec elle, une fois, et elle ne le méritait pas. Cruauté des fils. Cruauté de cette absurde scène que je fis. Et pourquoi? Parce que, inquiète de ne pas me voir rentrer, ne pouvant jamais s'endormir avant que son fils fût rentré, elle avait téléphoné, à quatre heures du matin, à mes mondains inviteurs qui ne la valaient certes pas. Elle avait téléphoné pour être rassurée, pour être sûre que rien de mal ne m'était arrivé. De retour chez moi, je lui avais fait cette affreuse scène. Elle est tatouée dans mon c?ur, cette scène. Je la revois, si humble, ma sainte, devant mes stupides reproches, bouleversante d'humilité, si consciente de sa faute, de ce qu'elle était persuadée être une faute. Si convaincue de sa culpabilité, la pauvre qui n'avait rien fait de mal. Elle sanglotait, ma petite enfant. Oh, ses pleurs que je ne pourrai jamais n'avoir pas fait couler. Oh, ses petites mains désespérées où des taches bleues étaient apparues. Chérie, tu vois, je tâche de me racheter en avouant. Combien nous pouvons faire souffrir ceux qui nous aiment et quel affreux pouvoir de mal nous avons sur eux. Et comme nous faisons usage de ce pouvoir. Et pourquoi cette indigne colère? Peut-être parce que son accent étranger et ses fautes de français en téléphonant à ces crétins cultivés m'avaient gêné. Je ne les entendrai plus jamais, ses fautes de français et son accent étranger.
Vengé de moi-même, je me dis que c'est bien fait et que c'est juste que je souffre, moi qui ai fait, cette nuit-là, souffrir une maladroite sainte, une vraie sainte, qui ne savait pas qu'elle était une sainte. Frères humains, frères en misère et en superficialité, c'est du propre, notre amour filial. Je me suis fâché contre elle parce qu'elle m'aimait trop, parce qu'elle avait le c?ur riche, l'émoi rapide et qu'elle craignait trop pour son fils. Je l'entends qui me rassure. Tu as raison, Maman, je n'ai été méchant qu'une fois avec toi et je t'ai demandé un pardon que tu accordas avec tant de joie. Tu le sais, n'est-ce pas, je t'ai totalement aimée. Comme nous étions bien ensemble, quels bavards complices et intarissables amis. Mais j'aurais pu t'aimer plus encore et tous les jours t'écrire et tous les jours te donner ce sentiment d'importance que seul je savais te donner et qui te rendait si fière, toi humble et méconnue, ma géniale, Maman, ma petite fille chérie.
Je ne lui écrivais pas assez. Je n'avais pas assez d'amour pour l'imaginer, ouvrant sa boîte aux lettres, à Marseille, plusieurs fois par jour et n'y trouvant jamais rien. (Maintenant, chaque fois que j'ouvre ma boîte aux lettres et que je n'y trouve pas la lettre de ma fille, cette lettre que j'attends depuis des semaines, j'ai un petit sourire. Ma mère est vengée.) Et le pire, c'est que j'étais quelquefois agacé par ses télégrammes. Pauvres télégrammes de Marseille, toujours les mêmes: "Inquiète sans nouvelles télégraphie santé". Je me hais d'avoir télégraphié une fois en réponse, le parfum d'une nymphe encore sur mon visage: "Je me porte admirablement bien lettre suit". La lettre n'avait pas vite suivi. Chérie, ce livre, c'est ma dernière lettre.
Je me raccroche à cette idée que, devenu adulte (ça a pris du temps), je lui donnais de l'argent en cachette, ce qui lui procurait la joie désintéressée de se savoir protégée par son fils. J'aurais dû lui offrir un aspirateur à poussière. Elle en aurait eu un poétique plaisir. Elle serait allée lui rendre visite de temps en temps, l'aurait chéri, regardé sous toutes ses faces avec un recul artiste et une respiration satisfaite. Ces choses étaient importantes pour elle, fleurissaient sa vie. Je me raccroche aussi à cette idée que je l'ai beaucoup écoutée, que j'ai participé hypocritement aux dissensions de famille qui l'intéressaient tant et qui m'ennuyaient un peu. J'abondais dans son sens, je l'approuvais de critiquer tel parent en disgrâce, le même qu'elle portait aux nues, deux jours plus tard, si elle en recevait une lettre aimable. Je me raccroche à cette pauvre consolation que je savais régler mon pas sur son pas lent de cardiaque. "Toi, au moins, mon fils, tu n'es pas comme les autres, tu marches normalement, c'est un plaisir de se promener avec toi." Je pense bien, on faisait du trois cents mètres à l'heure.
Ce qui me fait du bien aussi, c'est de me dire que j'ai su la flatter. Quand elle mettait une nouvelle robe, qui n'était jamais nouvelle mais toujours transformée, et qui lui allait assez mal, je lui disais: "Tu es élégante comme une jeune fille." Elle rayonnait alors d'un timide bonheur, rougissait, me croyait. A chacun de mes énormes compliments, ce geste mignon qu'elle avait de porter sa petite main à la lèvre. Elle vivait alors extrêmement, était réhabilitée. Que lui importait d'être une isolée et une dédaignée? Elle s'abreuvait de mes louanges, avait un fils. Mais le seul vrai réconfort, c'est qu'elle n'assiste pas à mon malheur de sa mort. Me frottant les mains pour essayer d'être gai, je viens de confier cette pensée à ma chatte qui a ronronné courtoisement.
Un autre remords, c'est que je considérais tout naturel d'avoir une mère vivante. Je ne savais pas assez combien ses allées et venues dans mon appartement étaient précieuses, éphémères. Je ne savais pas assez qu'elle était en vie. Je n'ai pas assez désiré ses venues à Genève. Est-ce possible? Il y a donc eu un temps merveilleux où je n'avais qu'à envoyer un télégramme de dix mots pour que, deux jours plus tard, elle débarque sur le quai de la gare, avec son sourire conventionnel de timide, ses valises toujours un peu démantibulées et son chapeau trop étroit. Je n'avais qu'à écrire dix mots et elle était là, magiquement. J'étais le maître de cette magie et je l'ai si peu utilisée, idiotement occupé que j'étais par des nymphes.
En savoir plus sur http://www.lexpress.fr/culture/livre/le-livre-de-ma-mere_798804.html#iezSJ7bgDejEA3Zw.99
Je fus méchant avec elle, une fois, et elle ne le méritait pas. Cruauté des fils. Cruauté de cette absurde scène que je fis. Et pourquoi? Parce que, inquiète de ne pas me voir rentrer, ne pouvant jamais s'endormir avant que son fils fût rentré, elle avait téléphoné, à quatre heures du matin, à mes mondains inviteurs qui ne la valaient certes pas. Elle avait téléphoné pour être rassurée, pour être sûre que rien de mal ne m'était arrivé. De retour chez moi, je lui avais fait cette affreuse scène. Elle est tatouée dans mon c?ur, cette scène. Je la revois, si humble, ma sainte, devant mes stupides reproches, bouleversante d'humilité, si consciente de sa faute, de ce qu'elle était persuadée être une faute. Si convaincue de sa culpabilité, la pauvre qui n'avait rien fait de mal. Elle sanglotait, ma petite enfant. Oh, ses pleurs que je ne pourrai jamais n'avoir pas fait couler. Oh, ses petites mains désespérées où des taches bleues étaient apparues. Chérie, tu vois, je tâche de me racheter en avouant. Combien nous pouvons faire souffrir ceux qui nous aiment et quel affreux pouvoir de mal nous avons sur eux. Et comme nous faisons usage de ce pouvoir. Et pourquoi cette indigne colère? Peut-être parce que son accent étranger et ses fautes de français en téléphonant à ces crétins cultivés m'avaient gêné. Je ne les entendrai plus jamais, ses fautes de français et son accent étranger.
Vengé de moi-même, je me dis que c'est bien fait et que c'est juste que je souffre, moi qui ai fait, cette nuit-là, souffrir une maladroite sainte, une vraie sainte, qui ne savait pas qu'elle était une sainte. Frères humains, frères en misère et en superficialité, c'est du propre, notre amour filial. Je me suis fâché contre elle parce qu'elle m'aimait trop, parce qu'elle avait le c?ur riche, l'émoi rapide et qu'elle craignait trop pour son fils. Je l'entends qui me rassure. Tu as raison, Maman, je n'ai été méchant qu'une fois avec toi et je t'ai demandé un pardon que tu accordas avec tant de joie. Tu le sais, n'est-ce pas, je t'ai totalement aimée. Comme nous étions bien ensemble, quels bavards complices et intarissables amis. Mais j'aurais pu t'aimer plus encore et tous les jours t'écrire et tous les jours te donner ce sentiment d'importance que seul je savais te donner et qui te rendait si fière, toi humble et méconnue, ma géniale, Maman, ma petite fille chérie.
Je ne lui écrivais pas assez. Je n'avais pas assez d'amour pour l'imaginer, ouvrant sa boîte aux lettres, à Marseille, plusieurs fois par jour et n'y trouvant jamais rien. (Maintenant, chaque fois que j'ouvre ma boîte aux lettres et que je n'y trouve pas la lettre de ma fille, cette lettre que j'attends depuis des semaines, j'ai un petit sourire. Ma mère est vengée.) Et le pire, c'est que j'étais quelquefois agacé par ses télégrammes. Pauvres télégrammes de Marseille, toujours les mêmes: "Inquiète sans nouvelles télégraphie santé". Je me hais d'avoir télégraphié une fois en réponse, le parfum d'une nymphe encore sur mon visage: "Je me porte admirablement bien lettre suit". La lettre n'avait pas vite suivi. Chérie, ce livre, c'est ma dernière lettre.
Je me raccroche à cette idée que, devenu adulte (ça a pris du temps), je lui donnais de l'argent en cachette, ce qui lui procurait la joie désintéressée de se savoir protégée par son fils. J'aurais dû lui offrir un aspirateur à poussière. Elle en aurait eu un poétique plaisir. Elle serait allée lui rendre visite de temps en temps, l'aurait chéri, regardé sous toutes ses faces avec un recul artiste et une respiration satisfaite. Ces choses étaient importantes pour elle, fleurissaient sa vie. Je me raccroche aussi à cette idée que je l'ai beaucoup écoutée, que j'ai participé hypocritement aux dissensions de famille qui l'intéressaient tant et qui m'ennuyaient un peu. J'abondais dans son sens, je l'approuvais de critiquer tel parent en disgrâce, le même qu'elle portait aux nues, deux jours plus tard, si elle en recevait une lettre aimable. Je me raccroche à cette pauvre consolation que je savais régler mon pas sur son pas lent de cardiaque. "Toi, au moins, mon fils, tu n'es pas comme les autres, tu marches normalement, c'est un plaisir de se promener avec toi." Je pense bien, on faisait du trois cents mètres à l'heure.
Ce qui me fait du bien aussi, c'est de me dire que j'ai su la flatter. Quand elle mettait une nouvelle robe, qui n'était jamais nouvelle mais toujours transformée, et qui lui allait assez mal, je lui disais: "Tu es élégante comme une jeune fille." Elle rayonnait alors d'un timide bonheur, rougissait, me croyait. A chacun de mes énormes compliments, ce geste mignon qu'elle avait de porter sa petite main à la lèvre. Elle vivait alors extrêmement, était réhabilitée. Que lui importait d'être une isolée et une dédaignée? Elle s'abreuvait de mes louanges, avait un fils. Mais le seul vrai réconfort, c'est qu'elle n'assiste pas à mon malheur de sa mort. Me frottant les mains pour essayer d'être gai, je viens de confier cette pensée à ma chatte qui a ronronné courtoisement.
Un autre remords, c'est que je considérais tout naturel d'avoir une mère vivante. Je ne savais pas assez combien ses allées et venues dans mon appartement étaient précieuses, éphémères. Je ne savais pas assez qu'elle était en vie. Je n'ai pas assez désiré ses venues à Genève. Est-ce possible? Il y a donc eu un temps merveilleux où je n'avais qu'à envoyer un télégramme de dix mots pour que, deux jours plus tard, elle débarque sur le quai de la gare, avec son sourire conventionnel de timide, ses valises toujours un peu démantibulées et son chapeau trop étroit. Je n'avais qu'à écrire dix mots et elle était là, magiquement. J'étais le maître de cette magie et je l'ai si peu utilisée, idiotement occupé que j'étais par des nymphes.
En savoir plus sur http://www.lexpress.fr/culture/livre/le-livre-de-ma-mere_798804.html#iezSJ7bgDejEA3Zw.99
Dans
ma solitude, je me chante la berceuse douce, si douce, que ma mère me
chantait, ma mère sur qui la mort a posé ses doigts de glace et je me
dis, avec dans la gorge un sanglot sec qui ne veut pas sortir, je me dis
que ses petites mains ne sont plus chaudes et que jamais plus je ne les
porterai douces à mon front. Plus jamais je ne connaîtrai ses
maladroits baisers à peine posés. Plus jamais, glas des endeuillés,
chant des morts que nous avons aimés. Je ne la reverrai plus jamais et
jamais je ne pourrai effacer mes indifférences ou mes colères.
Je fus méchant avec elle, une fois, et elle ne le méritait pas. Cruauté des fils. Cruauté de cette absurde scène que je fis. Et pourquoi? Parce que, inquiète de ne pas me voir rentrer, ne pouvant jamais s'endormir avant que son fils fût rentré, elle avait téléphoné, à quatre heures du matin, à mes mondains inviteurs qui ne la valaient certes pas. Elle avait téléphoné pour être rassurée, pour être sûre que rien de mal ne m'était arrivé. De retour chez moi, je lui avais fait cette affreuse scène. Elle est tatouée dans mon c?ur, cette scène. Je la revois, si humble, ma sainte, devant mes stupides reproches, bouleversante d'humilité, si consciente de sa faute, de ce qu'elle était persuadée être une faute. Si convaincue de sa culpabilité, la pauvre qui n'avait rien fait de mal. Elle sanglotait, ma petite enfant. Oh, ses pleurs que je ne pourrai jamais n'avoir pas fait couler. Oh, ses petites mains désespérées où des taches bleues étaient apparues. Chérie, tu vois, je tâche de me racheter en avouant. Combien nous pouvons faire souffrir ceux qui nous aiment et quel affreux pouvoir de mal nous avons sur eux. Et comme nous faisons usage de ce pouvoir. Et pourquoi cette indigne colère? Peut-être parce que son accent étranger et ses fautes de français en téléphonant à ces crétins cultivés m'avaient gêné. Je ne les entendrai plus jamais, ses fautes de français et son accent étranger.
Vengé de moi-même, je me dis que c'est bien fait et que c'est juste que je souffre, moi qui ai fait, cette nuit-là, souffrir une maladroite sainte, une vraie sainte, qui ne savait pas qu'elle était une sainte. Frères humains, frères en misère et en superficialité, c'est du propre, notre amour filial. Je me suis fâché contre elle parce qu'elle m'aimait trop, parce qu'elle avait le c?ur riche, l'émoi rapide et qu'elle craignait trop pour son fils. Je l'entends qui me rassure. Tu as raison, Maman, je n'ai été méchant qu'une fois avec toi et je t'ai demandé un pardon que tu accordas avec tant de joie. Tu le sais, n'est-ce pas, je t'ai totalement aimée. Comme nous étions bien ensemble, quels bavards complices et intarissables amis. Mais j'aurais pu t'aimer plus encore et tous les jours t'écrire et tous les jours te donner ce sentiment d'importance que seul je savais te donner et qui te rendait si fière, toi humble et méconnue, ma géniale, Maman, ma petite fille chérie.
Je ne lui écrivais pas assez. Je n'avais pas assez d'amour pour l'imaginer, ouvrant sa boîte aux lettres, à Marseille, plusieurs fois par jour et n'y trouvant jamais rien. (Maintenant, chaque fois que j'ouvre ma boîte aux lettres et que je n'y trouve pas la lettre de ma fille, cette lettre que j'attends depuis des semaines, j'ai un petit sourire. Ma mère est vengée.) Et le pire, c'est que j'étais quelquefois agacé par ses télégrammes. Pauvres télégrammes de Marseille, toujours les mêmes: "Inquiète sans nouvelles télégraphie santé". Je me hais d'avoir télégraphié une fois en réponse, le parfum d'une nymphe encore sur mon visage: "Je me porte admirablement bien lettre suit". La lettre n'avait pas vite suivi. Chérie, ce livre, c'est ma dernière lettre.
Je me raccroche à cette idée que, devenu adulte (ça a pris du temps), je lui donnais de l'argent en cachette, ce qui lui procurait la joie désintéressée de se savoir protégée par son fils. J'aurais dû lui offrir un aspirateur à poussière. Elle en aurait eu un poétique plaisir. Elle serait allée lui rendre visite de temps en temps, l'aurait chéri, regardé sous toutes ses faces avec un recul artiste et une respiration satisfaite. Ces choses étaient importantes pour elle, fleurissaient sa vie. Je me raccroche aussi à cette idée que je l'ai beaucoup écoutée, que j'ai participé hypocritement aux dissensions de famille qui l'intéressaient tant et qui m'ennuyaient un peu. J'abondais dans son sens, je l'approuvais de critiquer tel parent en disgrâce, le même qu'elle portait aux nues, deux jours plus tard, si elle en recevait une lettre aimable. Je me raccroche à cette pauvre consolation que je savais régler mon pas sur son pas lent de cardiaque. "Toi, au moins, mon fils, tu n'es pas comme les autres, tu marches normalement, c'est un plaisir de se promener avec toi." Je pense bien, on faisait du trois cents mètres à l'heure.
Ce qui me fait du bien aussi, c'est de me dire que j'ai su la flatter. Quand elle mettait une nouvelle robe, qui n'était jamais nouvelle mais toujours transformée, et qui lui allait assez mal, je lui disais: "Tu es élégante comme une jeune fille." Elle rayonnait alors d'un timide bonheur, rougissait, me croyait. A chacun de mes énormes compliments, ce geste mignon qu'elle avait de porter sa petite main à la lèvre. Elle vivait alors extrêmement, était réhabilitée. Que lui importait d'être une isolée et une dédaignée? Elle s'abreuvait de mes louanges, avait un fils. Mais le seul vrai réconfort, c'est qu'elle n'assiste pas à mon malheur de sa mort. Me frottant les mains pour essayer d'être gai, je viens de confier cette pensée à ma chatte qui a ronronné courtoisement.
Un autre remords, c'est que je considérais tout naturel d'avoir une mère vivante. Je ne savais pas assez combien ses allées et venues dans mon appartement étaient précieuses, éphémères. Je ne savais pas assez qu'elle était en vie. Je n'ai pas assez désiré ses venues à Genève. Est-ce possible? Il y a donc eu un temps merveilleux où je n'avais qu'à envoyer un télégramme de dix mots pour que, deux jours plus tard, elle débarque sur le quai de la gare, avec son sourire conventionnel de timide, ses valises toujours un peu démantibulées et son chapeau trop étroit. Je n'avais qu'à écrire dix mots et elle était là, magiquement. J'étais le maître de cette magie et je l'ai si peu utilisée, idiotement occupé que j'étais par des nymphes.
En savoir plus sur http://www.lexpress.fr/culture/livre/le-livre-de-ma-mere_798804.html#iezSJ7bgDejEA3Zw.99
Je fus méchant avec elle, une fois, et elle ne le méritait pas. Cruauté des fils. Cruauté de cette absurde scène que je fis. Et pourquoi? Parce que, inquiète de ne pas me voir rentrer, ne pouvant jamais s'endormir avant que son fils fût rentré, elle avait téléphoné, à quatre heures du matin, à mes mondains inviteurs qui ne la valaient certes pas. Elle avait téléphoné pour être rassurée, pour être sûre que rien de mal ne m'était arrivé. De retour chez moi, je lui avais fait cette affreuse scène. Elle est tatouée dans mon c?ur, cette scène. Je la revois, si humble, ma sainte, devant mes stupides reproches, bouleversante d'humilité, si consciente de sa faute, de ce qu'elle était persuadée être une faute. Si convaincue de sa culpabilité, la pauvre qui n'avait rien fait de mal. Elle sanglotait, ma petite enfant. Oh, ses pleurs que je ne pourrai jamais n'avoir pas fait couler. Oh, ses petites mains désespérées où des taches bleues étaient apparues. Chérie, tu vois, je tâche de me racheter en avouant. Combien nous pouvons faire souffrir ceux qui nous aiment et quel affreux pouvoir de mal nous avons sur eux. Et comme nous faisons usage de ce pouvoir. Et pourquoi cette indigne colère? Peut-être parce que son accent étranger et ses fautes de français en téléphonant à ces crétins cultivés m'avaient gêné. Je ne les entendrai plus jamais, ses fautes de français et son accent étranger.
Vengé de moi-même, je me dis que c'est bien fait et que c'est juste que je souffre, moi qui ai fait, cette nuit-là, souffrir une maladroite sainte, une vraie sainte, qui ne savait pas qu'elle était une sainte. Frères humains, frères en misère et en superficialité, c'est du propre, notre amour filial. Je me suis fâché contre elle parce qu'elle m'aimait trop, parce qu'elle avait le c?ur riche, l'émoi rapide et qu'elle craignait trop pour son fils. Je l'entends qui me rassure. Tu as raison, Maman, je n'ai été méchant qu'une fois avec toi et je t'ai demandé un pardon que tu accordas avec tant de joie. Tu le sais, n'est-ce pas, je t'ai totalement aimée. Comme nous étions bien ensemble, quels bavards complices et intarissables amis. Mais j'aurais pu t'aimer plus encore et tous les jours t'écrire et tous les jours te donner ce sentiment d'importance que seul je savais te donner et qui te rendait si fière, toi humble et méconnue, ma géniale, Maman, ma petite fille chérie.
Je ne lui écrivais pas assez. Je n'avais pas assez d'amour pour l'imaginer, ouvrant sa boîte aux lettres, à Marseille, plusieurs fois par jour et n'y trouvant jamais rien. (Maintenant, chaque fois que j'ouvre ma boîte aux lettres et que je n'y trouve pas la lettre de ma fille, cette lettre que j'attends depuis des semaines, j'ai un petit sourire. Ma mère est vengée.) Et le pire, c'est que j'étais quelquefois agacé par ses télégrammes. Pauvres télégrammes de Marseille, toujours les mêmes: "Inquiète sans nouvelles télégraphie santé". Je me hais d'avoir télégraphié une fois en réponse, le parfum d'une nymphe encore sur mon visage: "Je me porte admirablement bien lettre suit". La lettre n'avait pas vite suivi. Chérie, ce livre, c'est ma dernière lettre.
Je me raccroche à cette idée que, devenu adulte (ça a pris du temps), je lui donnais de l'argent en cachette, ce qui lui procurait la joie désintéressée de se savoir protégée par son fils. J'aurais dû lui offrir un aspirateur à poussière. Elle en aurait eu un poétique plaisir. Elle serait allée lui rendre visite de temps en temps, l'aurait chéri, regardé sous toutes ses faces avec un recul artiste et une respiration satisfaite. Ces choses étaient importantes pour elle, fleurissaient sa vie. Je me raccroche aussi à cette idée que je l'ai beaucoup écoutée, que j'ai participé hypocritement aux dissensions de famille qui l'intéressaient tant et qui m'ennuyaient un peu. J'abondais dans son sens, je l'approuvais de critiquer tel parent en disgrâce, le même qu'elle portait aux nues, deux jours plus tard, si elle en recevait une lettre aimable. Je me raccroche à cette pauvre consolation que je savais régler mon pas sur son pas lent de cardiaque. "Toi, au moins, mon fils, tu n'es pas comme les autres, tu marches normalement, c'est un plaisir de se promener avec toi." Je pense bien, on faisait du trois cents mètres à l'heure.
Ce qui me fait du bien aussi, c'est de me dire que j'ai su la flatter. Quand elle mettait une nouvelle robe, qui n'était jamais nouvelle mais toujours transformée, et qui lui allait assez mal, je lui disais: "Tu es élégante comme une jeune fille." Elle rayonnait alors d'un timide bonheur, rougissait, me croyait. A chacun de mes énormes compliments, ce geste mignon qu'elle avait de porter sa petite main à la lèvre. Elle vivait alors extrêmement, était réhabilitée. Que lui importait d'être une isolée et une dédaignée? Elle s'abreuvait de mes louanges, avait un fils. Mais le seul vrai réconfort, c'est qu'elle n'assiste pas à mon malheur de sa mort. Me frottant les mains pour essayer d'être gai, je viens de confier cette pensée à ma chatte qui a ronronné courtoisement.
Un autre remords, c'est que je considérais tout naturel d'avoir une mère vivante. Je ne savais pas assez combien ses allées et venues dans mon appartement étaient précieuses, éphémères. Je ne savais pas assez qu'elle était en vie. Je n'ai pas assez désiré ses venues à Genève. Est-ce possible? Il y a donc eu un temps merveilleux où je n'avais qu'à envoyer un télégramme de dix mots pour que, deux jours plus tard, elle débarque sur le quai de la gare, avec son sourire conventionnel de timide, ses valises toujours un peu démantibulées et son chapeau trop étroit. Je n'avais qu'à écrire dix mots et elle était là, magiquement. J'étais le maître de cette magie et je l'ai si peu utilisée, idiotement occupé que j'étais par des nymphes.
En savoir plus sur http://www.lexpress.fr/culture/livre/le-livre-de-ma-mere_798804.html#iezSJ7bgDejEA3Zw.99
Sans oublier les plus beau mots sur l'amour filial:
"Dans ma solitude, je me chante la berceuse
douce, si douce, que ma mère me chantait, ma mère sur qui la mort a posé ses
doigts de glace et je me dis, avec dans la gorge un sanglot sec qui ne veut pas
sortir, je me dis que ses petites mains ne sont plus chaudes et que jamais plus
je ne les porterai douces à mon front. Plus jamais je ne connaîtrai ses
maladroits baisers à peine posés. Plus jamais, glas des endeuillés, chant des
morts que nous avons aimés. Je ne la reverrai plus jamais et jamais je ne
pourrai effacer mes indifférences ou mes colères.
Je fus méchant avec elle, une fois, et
elle ne le méritait pas. Cruauté des fils. Cruauté de cette absurde scène que
je fis. Et pourquoi? Parce que, inquiète de ne pas me voir rentrer, ne pouvant
jamais s'endormir avant que son fils fût rentré, elle avait téléphoné, à quatre
heures du matin, à mes mondains inviteurs qui ne la valaient certes pas. Elle
avait téléphoné pour être rassurée, pour être sûre que rien de mal ne m'était
arrivé. De retour chez moi, je lui avais fait cette affreuse scène. Elle est
tatouée dans mon coeur, cette scène. Je la revois, si humble, ma sainte, devant
mes stupides reproches, bouleversante d'humilité, si consciente de sa faute, de
ce qu'elle était persuadée être une faute. Si convaincue de sa culpabilité, la
pauvre qui n'avait rien fait de mal. Elle sanglotait, ma petite enfant. Oh, ses
pleurs que je ne pourrai jamais n'avoir pas fait couler. Oh, ses petites mains
désespérées où des taches bleues étaient apparues. Chérie, tu vois, je tâche de
me racheter en avouant. Combien nous pouvons faire souffrir ceux qui nous
aiment et quel affreux pouvoir de mal nous avons sur eux. Et comme nous faisons
usage de ce pouvoir. Et pourquoi cette indigne colère? Peut-être parce que son
accent étranger et ses fautes de français en téléphonant à ces crétins cultivés
m'avaient gêné. Je ne les entendrai plus jamais, ses fautes de français et son
accent étranger.
Vengé de moi-même, je me dis que c'est
bien fait et que c'est juste que je souffre, moi qui ai fait, cette nuit-là,
souffrir une maladroite sainte, une vraie sainte, qui ne savait pas qu'elle
était une sainte. Frères humains, frères en misère et en superficialité, c'est
du propre, notre amour filial. Je me suis fâché contre elle parce qu'elle
m'aimait trop, parce qu'elle avait le coeur riche, l'émoi rapide et qu'elle
craignait trop pour son fils. Je l'entends qui me rassure. Tu as raison, Maman,
je n'ai été méchant qu'une fois avec toi et je t'ai demandé un pardon que tu
accordas avec tant de joie. Tu le sais, n'est-ce pas, je t'ai totalement aimée.
Comme nous étions bien ensemble, quels bavards complices et intarissables amis.
Mais j'aurais pu t'aimer plus encore et tous les jours t'écrire et tous les
jours te donner ce sentiment d'importance que seul je savais te donner et qui
te rendait si fière, toi humble et méconnue, ma géniale, Maman, ma petite fille
chérie.
Je ne lui écrivais pas assez. Je n'avais
pas assez d'amour pour l'imaginer, ouvrant sa boîte aux lettres, à Marseille,
plusieurs fois par jour et n'y trouvant jamais rien. (Maintenant, chaque fois
que j'ouvre ma boîte aux lettres et que je n'y trouve pas la lettre de ma
fille, cette lettre que j'attends depuis des semaines, j'ai un petit sourire.
Ma mère est vengée.) Et le pire, c'est que j'étais quelquefois agacé par ses
télégrammes. Pauvres télégrammes de Marseille, toujours les mêmes:
"Inquiète sans nouvelles télégraphie santé". Je me hais d'avoir
télégraphié une fois en réponse, le parfum d'une nymphe encore sur mon visage: "Je
me porte admirablement bien lettre suit". La lettre n'avait pas vite
suivi. Chérie, ce livre, c'est ma dernière lettre.
Je me raccroche à cette idée que, devenu
adulte (ça a pris du temps), je lui donnais de l'argent en cachette, ce qui lui
procurait la joie désintéressée de se savoir protégée par son fils. J'aurais dû
lui offrir un aspirateur à poussière. Elle en aurait eu un poétique plaisir.
Elle serait allée lui rendre visite de temps en temps, l'aurait chéri, regardé
sous toutes ses faces avec un recul artiste et une respiration satisfaite. Ces
choses étaient importantes pour elle, fleurissaient sa vie. Je me raccroche
aussi à cette idée que je l'ai beaucoup écoutée, que j'ai participé
hypocritement aux dissensions de famille qui l'intéressaient tant et qui m'ennuyaient
un peu. J'abondais dans son sens, je l'approuvais de critiquer tel parent en
disgrâce, le même qu'elle portait aux nues, deux jours plus tard, si elle en
recevait une lettre aimable. Je me raccroche à cette pauvre consolation que je
savais régler mon pas sur son pas lent de cardiaque. "Toi, au moins, mon
fils, tu n'es pas comme les autres, tu marches normalement, c'est un plaisir de
se promener avec toi." Je pense bien, on faisait du trois cents mètres à
l'heure.
Ce qui me fait du bien aussi, c'est de me
dire que j'ai su la flatter. Quand elle mettait une nouvelle robe, qui n'était
jamais nouvelle mais toujours transformée, et qui lui allait assez mal, je lui
disais: "Tu es élégante comme une jeune fille." Elle rayonnait alors
d'un timide bonheur, rougissait, me croyait. A chacun de mes énormes
compliments, ce geste mignon qu'elle avait de porter sa petite main à la lèvre.
Elle vivait alors extrêmement, était réhabilitée. Que lui importait d'être une
isolée et une dédaignée? Elle s'abreuvait de mes louanges, avait un fils. Mais
le seul vrai réconfort, c'est qu'elle n'assiste pas à mon malheur de sa mort.
Me frottant les mains pour essayer d'être gai, je viens de confier cette pensée
à ma chatte qui a ronronné courtoisement.
Un autre remords, c'est que je considérais
tout naturel d'avoir une mère vivante. Je ne savais pas assez combien ses
allées et venues dans mon appartement étaient précieuses, éphémères. Je ne
savais pas assez qu'elle était en vie. Je n'ai pas assez désiré ses venues à
Genève. Est-ce possible? Il y a donc eu un temps merveilleux où je n'avais qu'à
envoyer un télégramme de dix mots pour que, deux jours plus tard, elle débarque
sur le quai de la gare, avec son sourire conventionnel de timide, ses valises
toujours un peu démantibulées et son chapeau trop étroit. Je n'avais qu'à
écrire dix mots et elle était là, magiquement. J'étais le maître de cette magie
et je l'ai si peu utilisée, idiotement occupé que j'étais par des
nymphes.
Albert Cohen, Le livre de ma mère, 1954
Dans
ma solitude, je me chante la berceuse douce, si douce, que ma mère me
chantait, ma mère sur qui la mort a posé ses doigts de glace et je me
dis, avec dans la gorge un sanglot sec qui ne veut pas sortir, je me dis
que ses petites mains ne sont plus chaudes et que jamais plus je ne les
porterai douces à mon front. Plus jamais je ne connaîtrai ses
maladroits baisers à peine posés. Plus jamais, glas des endeuillés,
chant des morts que nous avons aimés. Je ne la reverrai plus jamais et
jamais je ne pourrai effacer mes indifférences ou mes colères.
Je fus méchant avec elle, une fois, et elle ne le méritait pas. Cruauté des fils. Cruauté de cette absurde scène que je fis. Et pourquoi? Parce que, inquiète de ne pas me voir rentrer, ne pouvant jamais s'endormir avant que son fils fût rentré, elle avait téléphoné, à quatre heures du matin, à mes mondains inviteurs qui ne la valaient certes pas. Elle avait téléphoné pour être rassurée, pour être sûre que rien de mal ne m'était arrivé. De retour chez moi, je lui avais fait cette affreuse scène. Elle est tatouée dans mon c?ur, cette scène. Je la revois, si humble, ma sainte, devant mes stupides reproches, bouleversante d'humilité, si consciente de sa faute, de ce qu'elle était persuadée être une faute. Si convaincue de sa culpabilité, la pauvre qui n'avait rien fait de mal. Elle sanglotait, ma petite enfant. Oh, ses pleurs que je ne pourrai jamais n'avoir pas fait couler. Oh, ses petites mains désespérées où des taches bleues étaient apparues. Chérie, tu vois, je tâche de me racheter en avouant. Combien nous pouvons faire souffrir ceux qui nous aiment et quel affreux pouvoir de mal nous avons sur eux. Et comme nous faisons usage de ce pouvoir. Et pourquoi cette indigne colère? Peut-être parce que son accent étranger et ses fautes de français en téléphonant à ces crétins cultivés m'avaient gêné. Je ne les entendrai plus jamais, ses fautes de français et son accent étranger.
Vengé de moi-même, je me dis que c'est bien fait et que c'est juste que je souffre, moi qui ai fait, cette nuit-là, souffrir une maladroite sainte, une vraie sainte, qui ne savait pas qu'elle était une sainte. Frères humains, frères en misère et en superficialité, c'est du propre, notre amour filial. Je me suis fâché contre elle parce qu'elle m'aimait trop, parce qu'elle avait le c?ur riche, l'émoi rapide et qu'elle craignait trop pour son fils. Je l'entends qui me rassure. Tu as raison, Maman, je n'ai été méchant qu'une fois avec toi et je t'ai demandé un pardon que tu accordas avec tant de joie. Tu le sais, n'est-ce pas, je t'ai totalement aimée. Comme nous étions bien ensemble, quels bavards complices et intarissables amis. Mais j'aurais pu t'aimer plus encore et tous les jours t'écrire et tous les jours te donner ce sentiment d'importance que seul je savais te donner et qui te rendait si fière, toi humble et méconnue, ma géniale, Maman, ma petite fille chérie.
Je ne lui écrivais pas assez. Je n'avais pas assez d'amour pour l'imaginer, ouvrant sa boîte aux lettres, à Marseille, plusieurs fois par jour et n'y trouvant jamais rien. (Maintenant, chaque fois que j'ouvre ma boîte aux lettres et que je n'y trouve pas la lettre de ma fille, cette lettre que j'attends depuis des semaines, j'ai un petit sourire. Ma mère est vengée.) Et le pire, c'est que j'étais quelquefois agacé par ses télégrammes. Pauvres télégrammes de Marseille, toujours les mêmes: "Inquiète sans nouvelles télégraphie santé". Je me hais d'avoir télégraphié une fois en réponse, le parfum d'une nymphe encore sur mon visage: "Je me porte admirablement bien lettre suit". La lettre n'avait pas vite suivi. Chérie, ce livre, c'est ma dernière lettre.
Je me raccroche à cette idée que, devenu adulte (ça a pris du temps), je lui donnais de l'argent en cachette, ce qui lui procurait la joie désintéressée de se savoir protégée par son fils. J'aurais dû lui offrir un aspirateur à poussière. Elle en aurait eu un poétique plaisir. Elle serait allée lui rendre visite de temps en temps, l'aurait chéri, regardé sous toutes ses faces avec un recul artiste et une respiration satisfaite. Ces choses étaient importantes pour elle, fleurissaient sa vie. Je me raccroche aussi à cette idée que je l'ai beaucoup écoutée, que j'ai participé hypocritement aux dissensions de famille qui l'intéressaient tant et qui m'ennuyaient un peu. J'abondais dans son sens, je l'approuvais de critiquer tel parent en disgrâce, le même qu'elle portait aux nues, deux jours plus tard, si elle en recevait une lettre aimable. Je me raccroche à cette pauvre consolation que je savais régler mon pas sur son pas lent de cardiaque. "Toi, au moins, mon fils, tu n'es pas comme les autres, tu marches normalement, c'est un plaisir de se promener avec toi." Je pense bien, on faisait du trois cents mètres à l'heure.
Ce qui me fait du bien aussi, c'est de me dire que j'ai su la flatter. Quand elle mettait une nouvelle robe, qui n'était jamais nouvelle mais toujours transformée, et qui lui allait assez mal, je lui disais: "Tu es élégante comme une jeune fille." Elle rayonnait alors d'un timide bonheur, rougissait, me croyait. A chacun de mes énormes compliments, ce geste mignon qu'elle avait de porter sa petite main à la lèvre. Elle vivait alors extrêmement, était réhabilitée. Que lui importait d'être une isolée et une dédaignée? Elle s'abreuvait de mes louanges, avait un fils. Mais le seul vrai réconfort, c'est qu'elle n'assiste pas à mon malheur de sa mort. Me frottant les mains pour essayer d'être gai, je viens de confier cette pensée à ma chatte qui a ronronné courtoisement.
Un autre remords, c'est que je considérais tout naturel d'avoir une mère vivante. Je ne savais pas assez combien ses allées et venues dans mon appartement étaient précieuses, éphémères. Je ne savais pas assez qu'elle était en vie. Je n'ai pas assez désiré ses venues à Genève. Est-ce possible? Il y a donc eu un temps merveilleux où je n'avais qu'à envoyer un télégramme de dix mots pour que, deux jours plus tard, elle débarque sur le quai de la gare, avec son sourire conventionnel de timide, ses valises toujours un peu démantibulées et son chapeau trop étroit. Je n'avais qu'à écrire dix mots et elle était là, magiquement. J'étais le maître de cette magie et je l'ai si peu utilisée, idiotement occupé que j'étais par des nymphes.
En savoir plus sur http://www.lexpress.fr/culture/livre/le-livre-de-ma-mere_798804.html#iezSJ7bgDejEA3Zw.99
Je fus méchant avec elle, une fois, et elle ne le méritait pas. Cruauté des fils. Cruauté de cette absurde scène que je fis. Et pourquoi? Parce que, inquiète de ne pas me voir rentrer, ne pouvant jamais s'endormir avant que son fils fût rentré, elle avait téléphoné, à quatre heures du matin, à mes mondains inviteurs qui ne la valaient certes pas. Elle avait téléphoné pour être rassurée, pour être sûre que rien de mal ne m'était arrivé. De retour chez moi, je lui avais fait cette affreuse scène. Elle est tatouée dans mon c?ur, cette scène. Je la revois, si humble, ma sainte, devant mes stupides reproches, bouleversante d'humilité, si consciente de sa faute, de ce qu'elle était persuadée être une faute. Si convaincue de sa culpabilité, la pauvre qui n'avait rien fait de mal. Elle sanglotait, ma petite enfant. Oh, ses pleurs que je ne pourrai jamais n'avoir pas fait couler. Oh, ses petites mains désespérées où des taches bleues étaient apparues. Chérie, tu vois, je tâche de me racheter en avouant. Combien nous pouvons faire souffrir ceux qui nous aiment et quel affreux pouvoir de mal nous avons sur eux. Et comme nous faisons usage de ce pouvoir. Et pourquoi cette indigne colère? Peut-être parce que son accent étranger et ses fautes de français en téléphonant à ces crétins cultivés m'avaient gêné. Je ne les entendrai plus jamais, ses fautes de français et son accent étranger.
Vengé de moi-même, je me dis que c'est bien fait et que c'est juste que je souffre, moi qui ai fait, cette nuit-là, souffrir une maladroite sainte, une vraie sainte, qui ne savait pas qu'elle était une sainte. Frères humains, frères en misère et en superficialité, c'est du propre, notre amour filial. Je me suis fâché contre elle parce qu'elle m'aimait trop, parce qu'elle avait le c?ur riche, l'émoi rapide et qu'elle craignait trop pour son fils. Je l'entends qui me rassure. Tu as raison, Maman, je n'ai été méchant qu'une fois avec toi et je t'ai demandé un pardon que tu accordas avec tant de joie. Tu le sais, n'est-ce pas, je t'ai totalement aimée. Comme nous étions bien ensemble, quels bavards complices et intarissables amis. Mais j'aurais pu t'aimer plus encore et tous les jours t'écrire et tous les jours te donner ce sentiment d'importance que seul je savais te donner et qui te rendait si fière, toi humble et méconnue, ma géniale, Maman, ma petite fille chérie.
Je ne lui écrivais pas assez. Je n'avais pas assez d'amour pour l'imaginer, ouvrant sa boîte aux lettres, à Marseille, plusieurs fois par jour et n'y trouvant jamais rien. (Maintenant, chaque fois que j'ouvre ma boîte aux lettres et que je n'y trouve pas la lettre de ma fille, cette lettre que j'attends depuis des semaines, j'ai un petit sourire. Ma mère est vengée.) Et le pire, c'est que j'étais quelquefois agacé par ses télégrammes. Pauvres télégrammes de Marseille, toujours les mêmes: "Inquiète sans nouvelles télégraphie santé". Je me hais d'avoir télégraphié une fois en réponse, le parfum d'une nymphe encore sur mon visage: "Je me porte admirablement bien lettre suit". La lettre n'avait pas vite suivi. Chérie, ce livre, c'est ma dernière lettre.
Je me raccroche à cette idée que, devenu adulte (ça a pris du temps), je lui donnais de l'argent en cachette, ce qui lui procurait la joie désintéressée de se savoir protégée par son fils. J'aurais dû lui offrir un aspirateur à poussière. Elle en aurait eu un poétique plaisir. Elle serait allée lui rendre visite de temps en temps, l'aurait chéri, regardé sous toutes ses faces avec un recul artiste et une respiration satisfaite. Ces choses étaient importantes pour elle, fleurissaient sa vie. Je me raccroche aussi à cette idée que je l'ai beaucoup écoutée, que j'ai participé hypocritement aux dissensions de famille qui l'intéressaient tant et qui m'ennuyaient un peu. J'abondais dans son sens, je l'approuvais de critiquer tel parent en disgrâce, le même qu'elle portait aux nues, deux jours plus tard, si elle en recevait une lettre aimable. Je me raccroche à cette pauvre consolation que je savais régler mon pas sur son pas lent de cardiaque. "Toi, au moins, mon fils, tu n'es pas comme les autres, tu marches normalement, c'est un plaisir de se promener avec toi." Je pense bien, on faisait du trois cents mètres à l'heure.
Ce qui me fait du bien aussi, c'est de me dire que j'ai su la flatter. Quand elle mettait une nouvelle robe, qui n'était jamais nouvelle mais toujours transformée, et qui lui allait assez mal, je lui disais: "Tu es élégante comme une jeune fille." Elle rayonnait alors d'un timide bonheur, rougissait, me croyait. A chacun de mes énormes compliments, ce geste mignon qu'elle avait de porter sa petite main à la lèvre. Elle vivait alors extrêmement, était réhabilitée. Que lui importait d'être une isolée et une dédaignée? Elle s'abreuvait de mes louanges, avait un fils. Mais le seul vrai réconfort, c'est qu'elle n'assiste pas à mon malheur de sa mort. Me frottant les mains pour essayer d'être gai, je viens de confier cette pensée à ma chatte qui a ronronné courtoisement.
Un autre remords, c'est que je considérais tout naturel d'avoir une mère vivante. Je ne savais pas assez combien ses allées et venues dans mon appartement étaient précieuses, éphémères. Je ne savais pas assez qu'elle était en vie. Je n'ai pas assez désiré ses venues à Genève. Est-ce possible? Il y a donc eu un temps merveilleux où je n'avais qu'à envoyer un télégramme de dix mots pour que, deux jours plus tard, elle débarque sur le quai de la gare, avec son sourire conventionnel de timide, ses valises toujours un peu démantibulées et son chapeau trop étroit. Je n'avais qu'à écrire dix mots et elle était là, magiquement. J'étais le maître de cette magie et je l'ai si peu utilisée, idiotement occupé que j'étais par des nymphes.
En savoir plus sur http://www.lexpress.fr/culture/livre/le-livre-de-ma-mere_798804.html#iezSJ7bgDejEA3Zw.99
Belle Saint-Valentin...Et vous, quel est votre plus beau roman sur l'amour?
Deux de mes livres préférés... J'ai d'ailleurs offert "Le Livre de ma mère" à la mienne de mère, à l'occasion d'une fête des... mères! Avec "La Promesse de l'aube", un des plus beaux témoignages de l'amour maternel.
RépondreSupprimerQuant à mon livre d'amour préféré, je dirais "Lolita" de Nabokov. Mon livre préféré tout court.
Bonne Saint-Valentin à vous deux! <3
Ah oui "La promesse de l'aube"..superbe! Par contre, j'ai honte, je dois t'avouer que je n'ai jamais lu "Lolita" de Nabokov...il va falloir que je me rachète rapidement!
RépondreSupprimerBonjour Marie , Un livre culte et tellement bien écrit que ce "Belle du Seigneur" . Alors, mon livre favori pour la Saint valentin (enfin pour célebrer l'Amour au quotidien ) serait "le prochain amour" d'Yves Simon qui, est remarquablement bien écrit . Il y a aussi "L'amant" de Marguerite Duras qui est une belle oeuvre ...l'Amour est un sujet inépuisable il faut avouer !
RépondreSupprimerBienvenue sur le blog OX Jerry et merci de ton commentaire! Tu as tout à fait raison quant à "l'Amant": c'est également un de mes livres favoris. Par contre, je n'ai jamais lu "Le prochain amour"...excellent conseil! Je le rajoute sur ma liste de livres à lire, merci :-)
SupprimerMais de rien, Marie ! Bonne semaine !
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